Adèle Aribaud
Le motif du serpent
Bijoux grecs, égyptiens, originaires d’Asie ou d’Europe : tous ont en commun de s’être approprié la plastique de l’animal. Présent sur les cinq continents, il est une des espèces vivantes à l’origine du plus grand nombre de mythes, légendes et symboles. Au service de tous les styles et à toutes les époques, la pièce serpentiforme est un incontournable absolu du bestiaire joaillier.
Et pour cause, le rampant est pourvu de capacités physiques bien singulières. Terrestres ou aquatiques, certaines espèces disposent d'une vision nocturne, d'une mâchoire mobile et survivent à des températures extrêmes. L'animal est vif et puissant. Il est présent partout dans le monde, dans de multiples cultures, autant dans la mythologie que dans l'Histoire. Naturellement alors, il s'est vu associé à mille et unes symboliques. Par sa mue, il évoque la guérison, la santé et la force. Par la toxicité de son venin et sa dangerosité on l'associe aux mystères et à la mort. Autant de significations millénaires et universelles...
Longiligne, cylindrique et courbe, le serpent possède une silhouette très propice à la représentation et à la matérialisation. Cela explique en partie son apparition précoce dans l'orfèvrerie, à partir de l'Antiquité. Pompéi et ses vestiges comptent d'ailleurs parmi leurs inestimables trésors quelques rares bijoux, dont des armilles et bracelets au motif du serpent. Plastiquement, il compte parmi les seuls animaux immédiatement identifiables, d'où que l'on se place pour l'observer : de face, d’en dessous, d’au-dessus, la gueule ouverte, même représenté en aplat, abstrait ou tout juste schématisé.
À celui qui va en exploiter la plasticité pour créer un bijou, il propose de fait un très large éventail de possibilités.
Sa façon de se mouvoir au sol -dite "serpentine"- rappelle le glissement frais d'un bijou sur la peau, accroissant du même coup les attributs qu'on lui prête de sensualité et de féminité. Sa tête piriforme, ses écailles et ses yeux, à la géométrie quasi mathématique, sont autant de terrains favorables à l'intégration de gemmes, pierreries et autres émaux. La très grande diversité de teintes du reptile vivant permet au bijou à motif de serpent de s'accommoder, lui aussi, d’une grande variété chromatique, sans que son réalisme en soit amoindri pour autant. Et en joaillerie, la crédibilité du motif serpentiforme a un statut d’exception. D’abord parce que chacune des positions de l’animal vivant -qu’il soit enroulé sur lui-même, en zigzag ou plutôt dressé prêt à attaquer- le caractérise à un niveau rare de réalisme de réalisme et d'expressivité.
Ensuite, parce que ces mêmes postures dépeignent le rampant toujours en plein mouvement. C’est une caractéristique fondamentale si elle est lue au travers du prisme des contraintes techniques joaillères. Que l’animal ait l’air vivant, dynamique et en action en dépit de l’inertie de l’objet bijou est un attribut bien précieux.
Enfin, son anatomie autorise le joailler à mettre l’animal au service de la fonction de son bijou : le corps du reptile peut s’allonger à merci, former une boucle fermée ou ouverte, une spirale, un S, une douce arabesque ou une ligne droite. Ainsi, il est aisé de l’associer à d’autres motifs, symboles, animaux ou matériaux : il peut les ceinturer, s'y enchâsser, s'y entortiller, les mettre en valeur ou au contraire, les emprisonner. Cette flexibilité offre aux créateurs une liberté de conception rarissime. Le serpent est à la fois symbole, animal, motif ornemental et élément structurel.
Toutes les grandes Maisons de joaillerie ont évidemment joué de ses courbes dans leurs créations. Citons la Maison romaine Bulgari, qui a utilisé ce motif dès les années 1940 pour des montres-bracelets souples. Une collection entière naît à la suite de cet immense succès, et en 2016, Milan accueille l'exposition Bulgari - "SerpentiForm", hommage au motif dans le design joailler de la marque. Bien plus tôt, au début du XXème siècle, René Lalique a également exploité l'anatomie de l'animal pour réaliser un devant de corsage polycéphale (ci-dessous). On trouve aussi le reptile chez Fouquet, Boucheron, Mellerio dits Meller, Van Cleef & Arpels et bien d'autres Maisons. Mais tout récemment, c'est au défilé Dior haute-couture qu'il a fait une apparition : le 20 janvier 2020, le Musée Rodin a été le théâtre d'un ballet de déesses grecques aussi raffinées qu'inattendues... D'inspiration antique, les parures des vestales n'auraient pu compter sans le motif du serpent. On l'a vu porté dans sa version la plus classique autour du poignet en bracelet, mais aussi en collier et en bijou de tête. Nul doute donc, que ses beaux jours ne sont pas tous derrière lui.
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Dossier de l’Art, n° 154 (Juillet-août 2008) « Les grandes collections de bijoux des musées européens » Dijon, France, Éditions Faton.
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