Adèle Aribaud
Le bestiaire ailé de Cartier : essences étrangères
Qu'est-ce qui lie la Maison Cartier aux pays nordiques ? La nationalité de quelques illustres commanditaires de pièces uniques ? Oui, mais pas seulement. Qu'est-ce qui la lie encore à l'Egypte et à l'Inde ? Le brevet de fournisseur officiel de la Cour égyptienne que le roi Fouad lui délivre en 1929 ; la technique des pierres gravées à l'indienne ; ses liens étroits avec les maharadjahs ? Oui, mais pas seulement. En remontant le fil de son histoire par le biais de son emblématique ménagerie, zoom avant sur les créatures ailées les plus internationales de la Maison.
Ils sont d'un bleu vif et brillant. Les quatre petits morceaux de faïence égyptienne cassée, cannelés à motifs d'ailes que Louis Cartier tient dans ses mains datent du 1er millénaire avant J.-C. Au moment de les découvrir, en fin connaisseur et important collectionneur d'antiquités de surcroît, Louis peut imaginer les magnifiques bijoux pectoraux, amulettes royales ou pendentifs aujourd'hui disparus qu'ils ont pu orner au cours de leur illustre première vie. En néo-mécène prodige, il lui appartient désormais de leur en offrir une seconde. Nous sommes en 1924.
Abondamment nourri par ses voyages à l'étranger, Louis Cartier encourage ses collaborateurs à aller se perdre régulièrement dans les couloirs du Louvre pour s'inspirer... Ainsi, ces quatre merveilles d'artisanat bleutées façonnées par l'Egypte pharaonique pourront reposer sur une nouvelle monture, très moderne, signée Cartier. Mais à la sauce Art Déco, forcément. Les fragments sont donc choisis pour consituter les ailes déployées à l'horizontale d'un insecte qui, contre toute attente, sera plumé ! Comme souvent en Egypte. Qu'il s'agisse des faucons impériaux, des scarabées ou de Maat, la déesse de l'ordre divin, tous arborent des ailes couvertes de plumes sur les artefacts antiques. Même décolorées, on les reconnaît à leur terminaison biseautée.
Le scarabée de cette broche transformable en boucle de ceinture est façonné dans un quartz fumé parfaitement poli sur sa partie bombée, gravé et orné ça et là de petits cabochons d'émeraudes. Le scarabée bousier est un symbole de premier ordre chez les égyptiens, il est une personnification du Dieu créateur et souvent un objet commémoratif. Pas question donc, de le déposséder de sa préciosité. Il est accompagné de diamants ronds qui resteront vraisemblablement dans son ADN. On les retrouve effectivement en force en 1999 dans la nouvelle édition du scarabée ailé Cartier. Ledit "insecte bionique", visible ci-dessous, est fin prêt pour entrer dans un nouveau millénaire. Il l'attaque en ayant l'air d'en être déjà issu, avec des ailes asymétriques à l'allure de circuits-imprimés, pistes et pastilles endiamantées en plus. Il prend forme dans du quartz fumé comme son grand-père avant lui.
À autres ailes, autres enjeux.
Les tons verts et bleutés des ailes de ce martin-pêcheur saisi en vol sont conformes à la réalité : l'oiseau est réputé pour ses couleurs éclatantes. Ainsi Cartier rassemble sur sa broche des saphirs, des émeraudes gravées et deux petits yeux de rubis.
Dès son appropriation par la Maison en début de siècle, l'influence indo-persane du mélange des trois pierres précieuses colorées essuie de vives critiques. Cette "barbarie", dit-on au British Vogue, s'est néanmoins suffisamment imposée, non sans audace donc, pour être tout à fait normalisée quand cette broche est crée en 1941. Cet oiseau serait alors un héritier tardif du style tutti-frutti. Outre le mélange des pierres, c'est la paire d'émeraudes gravées qui constitue le réel intérêt de la broche. Elles sont taillées et sculptées en forme de feuilles. Et ce dessin végétal imite finalement parfaitement un plumage. Ces motifs sont-ils si différents en fin de compte ? Une feuille est consitutée d'une tige et de nervures placées en chevrons ; une plume est constituée d'une tige et de barbes placées en chevrons. Alors sont-ils si différents... Cartier les substitue l'un à l'autre.

Sur ce diadème en revanche, point de doute : ce sont deux grandes ailes montées en trembleuse qui pointent vers le ciel -articulation de l'humérus incluse.
Pourtant dans l'histoire de la haute joaillerie, rares sont les motifs animaliers à s'être fait une place sur des bijoux de tête. Exception faite du bijou pharaonique par excellence, le bandeau égyptien à tête de cobra. Celui qu'Howard Carter prélève de la momie de Toutankhamon exhibe également une tête de faucon. En dehors de celui-là, les exemples se font rares. Certaines grandes Maisons se sont pourtant risquées à concevoir des diadèmes à motifs animaliers plus ou moins stylisés.
À priori, le lien entre la Maison Cartier et la mythologie germanique n'était pas franchement évident. De bonne grâce, le nom du diadème -"Valkyrie"- nous place quand même sur une piste. Dans les croyances nordiques en vogue pendant le Moyen-Âge, les Valkyries sont des déesses femmes, redoutables guerrières ailées chargées de la protection d'Odin, le maître des Dieux. Leurs casques à ailes sont restés dans l'imagerie populaire. C'est ce à quoi la jeune Lady Mary, duchessede Roxburghe, fait référence quand elle détaille ses souhaits à Cartier pour son diadème. La pièce finale qui sera achevée en 1935 est peu commune, particulièrement réaliste. Les plumes sont travaillées dans différents métaux, les rémiges primaires sont d'or et les secondaires sont d'argent. Cela accentue les jeux de perspective. L'intégralité de l'aile est couverte de diamants, environ deux mille cinq cent pour cette pièce. Ils sont même placés de sorte qu'on saisisse une idée générale de volume brouillon, d'irrégularité naturelle. Et pour encore plus de réalisme, Cartier a choisi d'ébouriffer certaines plumes.

Le diadème de Lady Mary peut-être vu comme une version extrêmement aboutie -et singulière- d'un autre diadème ailé fabriqué par Cartier trente ans plus tôt, dit Walkyrie, lui aussi. Commandé par J.P Morgan, il stylise des ailes plumées le long du bandeau. Un seul oiseau "entier" est formé, triomphant à l'avant. Les autres ailes séparées de leur moitié ne seraient donc que huit arabesque toutes simples... Et pourtant, non. Une seconde lecture du motif est possible. Si l'on considère chaque arabesque comme un animal entier, courbé vers le bas et les plumes de la queue en l'air, on aperçoit finalement une scène de basse-cour somme toute naturelle chez Cartier : dix oiseaux sont en train de picorer des diamants ronds.

Keith. J pour The courier Uk. (Dec 2017). Spectacular diamond tiara to go on display in Dundee’s V&A Museum. Consulté à l'adresse : https://www.thecourier.co.uk/fp/news/dundee/562540/spectacular-diamond-tiara-to-go-on-display-in-dundees-va-museum/
De Feijter, I. pour l'Echo. (Dec 2019) Mille et une émeraudes: l'iconique collection de Cartier Tutti Frutti. Consulté à l'adresse : https://www.lecho.be/sabato/mode/mille-et-une-emeraudes-l-iconique-collection-de-cartier-tutti-frutti/10190916.html?
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Beaux-Arts, (2017) « Splendeurs impériales à la Cité Interdite ». Issy-Les-Moulineaux, France, Beaux-Arts Éditions.
Les dossiers de l'archéologie, numéro 40. (Dec 1979 - Janvier 1980) « Les plus beaux bijoux de l'Antiquité ».
Communiqué de presse du Victoria & Albert Museum. (Dec 2017). Winged tiara to go on display in Scottish Design Galleries. Consulté à l'adresse : https://www.vam.ac.uk/dundee/info/winged-tiara-to-go-on-display-in-scottish-design-galleries